Chaque semaine, un de ces courriels contenant le même message m'était adressé : quelqu'un quelque part - souvent une personne sans expérience dans le monde humanitaire - avait « trouvé une solution » au problème de l'abri et proposait une alternative moins onéreuse au modèle traditionnel de la bâche et des piquets (il m'a toujours semblé être plutôt bon marché, mais aujourd'hui, j'ai compris mon erreur).
Ces courriels étaient bien intentionnés, mais ils étaient mal ciblés. S'ils pensaient que j'étais une voix influente dans le domaine, ils ne plaçaient pas la barre très haut.
A l'époque où l'on ne parlait pas encore d'innovation dans le domaine de l'humanitaire, nous cliquions tous sur Supprimer quand nous recevions ces spams. Mais le principe de base est que l'envoi de spams s'avère tellement peu onéreux qu'il suffit qu'un seul gogo sur 1 000 réponde pour qu'il en vaille la peine. Alors, lorsque le Haut Commissariat des Nations Unies (HCR) et IKEA ont annoncé le lancement du programme Better Shelter il y a quelques semaines, la première question qui m'est venue à l'esprit a été : qui est le gogo ?
De meilleurs abris ?
L'une des choses que j'ai apprises depuis 2008, c'est que la meilleure réponse à ces courriels n'est pas de les supprimer, mais de créer un partenariat privé-public. En cette période d'austérité, ces partenariats sont devenus en enjeu central de la stratégie de mobilisation des ressources du HCR, ce qui explique que le HCR ait contacté la fondation IKEA. Je suis sûr que tout le monde a été soulagé de découvrir qu'IKEA n'était pas l'équivalent social d'une fraude 4-1-9, mais je pense que ce partenariat mérite d'être soumis au contrôle public si IKEA est « le plus important donateur du HCR dans le domaine privé ».
Le plus surprenant dans leur nouveau système de constructions préfabriquées est que le manuel du HCR pour les situations d'urgence explique que « Ni les préfabriqués, ni les abris de secours spécialement mis au point pour des situations d’urgence...n’ont fait la preuve de leur efficacité pour le logement des réfugiés ».
Cependant, ce manuel a été publié en 2007 et une réponse aux arguments présentés par le HCR en défaveur de cette approche – coûts unitaire et de transport élevés, long délai de production et d'acheminement, etc. – a peut-être été trouvée grâce à la combinaison du concept de Better Shelter avec la chaîne d'approvisionnement du HCR et les moyens importants de la Fondation d'IKEA. Et mon Dieu, que ses moyens sont importants : la Fondation a investi 3,4 millions d'euros (soit environ 3,8 millions de dollars) dans l'entreprise Better Shelter.
Vu la somme déboursée, je m'attends à ce qu'ils soient la Tesla Roadster des abris. D'après le communiqué de presse, les abris coûtent 1 150 dollars chacun, soit trois fois plus qu'une tente standard du HCR, mais si vous souhaitez acheter une fausse « tente d'urgence du HCR », vous en trouverez à moins de 200 dollars sur Alibaba (Note : IL NE S'AGIT PAS D'UNE RECOMMANDATION D'ACHAT).
Un des arguments en faveur des abris IKEA est qu'ils durent « au moins trois ans dans des environnements extrêmes et jusqu'à vingt ans en climat plus tempéré ». Le HCR a procédé à une phase de test en Irak et en Ethiopie, mais je suis prêt à parier qu'ils dureront moins longtemps que prévu. La longévité annoncée d'au moins trois ans n'est fondée sur aucune étude publiée et le texte en petits caractères dans leurs caractéristiques originales annonce une durée d'utilisation d'un an et demi sans entretien.
Je ne suis pas là pour enterrer IKEA, mais pour louer l'entreprise. (Je suis aussi surpris que vous). Les abris semblent bien conçus, dans les limites du cahier des charges, avec des éléments de faible technicité – disposer d'une porte verrouillable peut vous sembler évident, mais c'est une grande avancée par rapport aux abris sans porte – et des éléments de haute technicité, comme des panneaux photovoltaïques incorporés. IKEA est le roi du meuble en kit, mais l'on peut s'attendre à voir beaucoup de réfugiés lire avec perplexité des notices incompréhensibles et se demander pourquoi il n'y a pas assez de vis pour finaliser le montage.
Produit versus processus
L'argent déboursé par IKEA a attiré l'attention des médias, ce qui montre que nous sommes obnubilés par le produit – il est plus facile de le voir et donc de le vendre – plutôt que par le processus des familles affectées qui se mettent à l'abri.
L'idée selon laquelle l'abri est un processus (plutôt qu'un produit) a été introduite dans le livre écrit par Ian Davis en 1978, « Shelter after Disaster ». Le document de l'UNDRO "Abris après une catastrophe ; lignes directrices pour l'assistance" paru en 1982 expliquait : « apporter une assistance aux groupes concoure à accorder une trop grande priorité au besoin d'abris importés ». Mais, trente ans plus tard, un article sur la reconstruction des abris soulignait que « les approches orientées sur les processus en matière d'hébergement après une catastrophe sont encore rarement mises en œuvre sur le terrain ».
L'abri, en tant que processus, est difficile à vendre. Les communautés déplacées préfèrent généralement revenir chez elles rapidement et les gouvernements hôtes préfèrent souvent que les communautés ne s'installent pas de façon permanente dans leur nouveau lieu de résidence. Quant aux agences d'aide humanitaire, elles ont peu d'incitation à faire des projets à long terme en raison des aléas du financement de l'aide humanitaire, alors que le nombre de personnes déplacées de force a atteint le nombre record de 38 millions en 2014, et que la durée moyenne du séjour des réfugiés dans les pays hôtes est de presque 20 ans.
L'abri proposé par IKEA est un meilleur produit, mais un meilleur produit ne remplace pas un meilleur processus.
La situation des populations déplacées n'a jamais été aussi précaire qu'en 2015 : le gouvernement kényan menace de fermer le camp de réfugiés de Dadaab, puis fait machine arrière, générant encore plus d'insécurité pour les 330 000 Somaliens qui y sont hébergés ; les gouvernements européens se démènent pour blâmer les autres plutôt qu'eux-mêmes pour la mort de nombreux migrants en Méditerranée ; jusqu'à 10 millions de Syriens sont déplacés par la guerre.
Dans la fable des Trois petits cochons, le grand méchant loup souffle et souffle et fait s'écrouler leurs maisons. Dans le monde réel, les réfugiés et les autres communautés déplacées doivent faire face à plusieurs loups, mais le plus grand, le plus méchant d'entre eux, est un système d'aide qui ne peut plus faire face et qui reste insuffisamment financé.
Plutôt que d'accepter le dernier partenariat public-privé sans faire preuve de sens critique, nous devrions demander à nos gouvernements pourquoi ils refusent de chercher des solutions alternatives qui pourraient sauver l'édifice grinçant fondé sur le droit international des réfugiés, et pourquoi ils n'investissent pas dans les mesures de préparation qui pourraient prévenir les déplacements.
pc/ag-mg/amz
Paul Currion travaille comme consultant indépendant auprès des organisations humanitaires. Il a auparavant participé à des interventions humanitaires au Kosovo, en Afghanistan et en Irak et dans des pays affectés par le tsunami de l’océan Indien. Il vit aujourd’hui à Belgrade.