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Des civils victimes des opérations de lutte contre le terrorisme en Égypte

Women and a child sit in the shade amid the rubble of a home in Rafah town in Egypt's North Sinai governorate. The building was destroyed in October during the security forces' counter-terrorism campaign against militants. (Photo taken by Sophie Anmuth in Contributor/IRIN
Malgré le déploiement par le gouvernement égyptien de troupes supplémentaires dans la région agitée du Nord-Sinaï, les activistes islamistes continuent leurs attaques, et des civils se retrouvent presque inévitablement au cour des violences.

Le mois dernier, un kamikaze a lancé sa voiture contre un autocar transportant des soldats en permission, tuant 10 personnes, dont un civil, le conducteur de l'autocar. Bien que l'attentat n'ait pas été revendiqué, il portait la marque d'activistes proches d'Al-Qaida que l'armée égyptienne tente d'éradiquer.

La péninsule du Sinaï est une région isolée en proie à l'instabilité depuis des années. Un activisme islamiste croissant a fait son apparition en 2011 avec une série d'opérations de sabotage contre des gazoducs livrant Israël, ainsi que des attaques visant les forces de l'ordre. Après des attentats qui ont tué 16 soldats égyptiens à la frontière avec Israël en août 2012, Israël a autorisé l'Égypte à envoyer des renforts de troupes dans la région, une mesure normalement interdite par un accord de paix entre les deux pays. Une période de relative accalmie sous l'ancien président, Mohamed Morsi, a pris fin au départ de ce dernier en juillet, avec une nouvelle flambée de violences. Le gouvernement a renforcé sa riposte militaire après la tentative d'assassinat du ministre de l'Intérieur, Mohamed Ibrahim, en septembre.

Mais l'armée a des difficultés à débusquer ses ennemis dans le Sinaï - un ensemble de djihadistes égyptiens et étrangers, ainsi que des Bédouins autochtones, membres de tribus, ayant des griefs contre le pouvoir. L'armée est accusée de tuer et de blesser des civils qui ne sont pas liés à l'insurrection, lors de descentes dans les villages.

Lorsque Safa'a*, âgée de 65 ans, a vu une patrouille militaire s'approcher de sa maison dans le village d'Al-Moqata'a, au sud de la ville d'Al-Cheikh Zuwaid, le 8 septembre, elle a refusé de partir.

« Nous sommes restés dans la maison, car elle refusait de sortir, et ils arrêtent seulement les hommes [d'habitude] », a déclaré sa belle-fille, Aya*. « Nous pensions qu'ils n'allaient pas tirer sur la maison, [mais]. les militaires ont ouvert le feu sans vérifier si la maison était vide. »

Selon des parents de la défunte, Safa'a était l'une des deux victimes tuées à Al-Moqata'a lors des deux jours d'opérations militaires qui se sont déroulées dans le village début septembre. Le village a été ciblé à maintes reprises dans les semaines qui ont suivi.

« Nous n'avons pas demandé d'acte de décès accusant l'armée, car cela nous causerait des ennuis », a déclaré Aya.

Des sources appartenant aux services de sécurité ont rapporté dans les médias que ces mêmes opérations avaient conduit à la mort de djihadistes armés et à l'arrestation du « chef d'Al-Qaida dans le Sinaï ». Un groupe armé du Sinaï, Al-Salafiya al-Jihadiya (djihadisme salafiste) a accusé l'armée de ne faire que tuer aveuglément des civils.

Les autorités égyptiennes ont déclaré que plus de 100 policiers, soldats et appelés étaient morts entre les mois de juillet, lorsque l'insurrection dans le Sinaï s'est aggravée, et d'octobre. Samir Ghattas, directeur du Forum de recherche sur le Proche-Orient au Centre des Études Politiques et Stratégiques (CEPS), évalue ce nombre à 124.

Au cours de sa campagne dans le Nord-Sinaï, qui dure depuis plusieurs mois, l'armée s'est félicitée des nombreuses morts parmi les rangs des « terroristes » (165 le 14 novembre).

« Nous en avons tué et arrêté beaucoup », a déclaré à IRIN le général Samih Beshadi, chef de la sécurité dans le Nord-Sinaï et membre du gouvernement. « La plupart de ceux qui restent ont maintenant fui ou se cachent. Bien sûr, étant donné la nature géographique de la zone désertique, la tâche est difficile, mais nous obtenons de très bons résultats. »

Selon David Barnett, de la Fondation de défense des démocraties, un groupe de réflexion dont le siège se trouve à Washington, les attaques mensuelles des activistes sont passées de 104 en juillet à 23 en octobre, bien qu'elles aient légèrement augmenté en novembre.

L'armée admet peu de pertes à déplorer parmi les civils, voire aucune.

« Nous faisons très attention aux civils », a déclaré à IRIN le colonel Ahmed Ali, porte-parole de l'armée égyptienne.

Mais certains habitants disent payer un lourd tribut : morts civiles, maisons détruites, biens et moyens de subsistance menacés, déplacements. Ils ont peu d'espoir d'être indemnisés.

Les groupes activistes armés perturbent également la vie de la population civile. (Voir l'article d'IRIN sur le sujet)

Des morts civiles

En plus des deux morts à Al-Moqata'a, un groupe djihadiste a rapporté que sept civils, dont quatre enfants, avaient été tués le 13 septembre dans le village d'Al-Fitat, au sud d'Al-Cheikh Zuwaid, lors d'opérations militaires dans le village. Si les habitants de la région ont confirmé ces déclarations, IRIN n'a pas pu vérifier de manière indépendante leur véracité.

Un journaliste, qui a préféré garder l'anonymat par peur des représailles de l'armée, a déclaré à IRIN que plusieurs personnes avaient été tuées par l'armée ou la police, car elles avaient été prises pour des activistes. Parmi elles, deux hommes dans un taxi dans la ville d'Al-Arish ; deux personnes, dont un enfant, ont été tuées à un point de contrôle à Al-Cheikh Zuwaid ; et deux personnes ont été tuées à Al-Gora Square, toujours à Al-Cheikh Zuwaid, dans des affrontements entre les activistes et les forces de l'ordre.

Mostafa Nasser, âgé de 63 ans, était l'une de ces victimes.

Selon son fils, Ali, M. Nasser s'est trompé d'horaire et est sorti d'une pharmacie située près d'un poste de police à Al-Cheikh Zuwaid, une heure après le début du couvre-feu.

« La police prétend que le poste de police a été attaqué, alors que des témoins oculaires affirment le contraire. Quoi qu'il en soit, mon père. n'avait rien à voir là-dedans », a déclaré Ali à IRIN.

Nasser a été tué par balle.

« J'ai reçu un appel du gouvernorat d'Al-Arish pour me dire que je recevrai une compensation financière, puisque sa mort était une erreur, mais que je devais patienter », a déclaré Ali.

Des déplacements civils

Selon les familles, les opérations de contre-insurrection du gouvernement ont également provoqué des déplacements.

Sami*, un habitant de Rafah, a dit avoir été obligé de déménager avec sa famille dans le village d'Al-Mehdiya, au sud de Rafah, au début du mois de septembre, après que sa maison ait été détruite par l'armée.

Il a déclaré que neuf familles avaient fui Al-Mehdiya. Certaines sont parties se réfugier dans les villes d'Al-Cheikh Zuwaid et Al-Arish, et les autres ont rejoint la capitale, Le Caire.

« Mes oliviers et mes pêchers ont été abattus », a affirmé Sami. « Je ne peux pas prendre la décision de rentrer et de reconstruire avant de savoir à quoi m'attendre avec les militaires, au cas où ils reviendraient encore pour tout détruire. »

De toute façon, a-t-il expliqué, il ne peut pas reconstruire sa maison. Il n'y a plus de commerce et le couvre-feu limite le transport de matériaux de construction.

Quelques jours après qu'IRIN ait recueilli les propos de Sami, la maison de l'un de ses proches a également été détruite.

Samia*, une autre villageoise, a déclaré que sa sour avait dû se résoudre à vivre à l'extérieur quand sa maison a été endommagée, et que son cousin avait dû fuir au Caire.

Selon Mohamed Abdullah, responsable des secours d'urgence au Croissant-Rouge égyptien, le nombre de civils tués ou blesses lors des opérations militaires était « limité ». Il a déclaré à IRIN en novembre qu'il n'était pas au courant de déplacements majeurs dans la région.

Le Croissant-Rouge se tenait prêt à fournir des tentes, des couvertures et d'autres matériels de secours, a-t-il déclaré, mais ses antennes dans le Sinaï n'ont pas reçu de demandes d'aide. Il a ajouté que le gouvernorat et l'armée étaient bien équipés pour répondre aux besoins humanitaires éventuels.

« Nous apportons de l'aide en cas de grandes catastrophes telles que des crues soudaines, des tremblements de terre ou quand la guerre fait rage », a déclaré l'adjoint de M. Abdullah, Mohamed Ahmed, « mais d'après moi, ce n'est pas une guerre ».

D'autres reconnaissent qu'il y a un coût humain, mais que la fin justifie les moyens.

« Oui évidemment, cela implique des opérations qui touchent la population civile là-bas », a déclaré Ehud Yaari, membre du Washington Institute for Near East Policy (WINEP). « C'est regrettable, mais c'est la seule façon d'affronter la menace qui émane de la péninsule du Sinaï et pèse sur le reste de l'Égypte et le Canal de Suez. »

Destruction de maisons

Si certains villages du nord-est du Sinaï n'ont pas souffert des opérations de lutte contre le terrorisme, d'autres ont été plusieurs fois ciblés, poussant presque toute la population masculine à fuir - du moins le temps des opérations.

Ainsi, à l'occasion de la fête de l'Aïd El-Kébir en octobre - c'est le moment où généralement, les familles se rassemblent pour la célébration - IRIN s'est rendu dans le village d'Al-Moqata'a, où l'armée a fait irruption à trois reprises, Le village était à moitié désert, plus d'un mois après des opérations militaires de grande envergure dans le village.

De nombreuses maisons ont été rasées. D'autres maisons ont perdu des pans de mur entiers, il y avait des trous béants dans les murs criblés de balles, ainsi que des traces d'incendie. Et certaines maisons, à côté de celles endommagées, étaient intactes.

Un habitant de la ville frontalière de Rafah a affirmé qu'à la mi-octobre, il y avait près de 25 maisons de civils détruites.

IRIN a également constaté que beaucoup de champs d'oliviers, situés près de maisons détruites, avaient été rasés. L'olive est la principale source de revenus agricole dans cette région du Sinaï, mais des activistes se cachent dans des arbres au bord des routes pour tendre des embuscades aux convois militaires.

Les autorités affirment que les « terroristes » sont la seule cible des opérations.

« Quant aux maisons que nous ciblons », a déclaré le porte-parole de l'armée, M. Ali, « il s'agit toujours de maisons qui abritent des criminels ou qui sont le théâtre d'opérations ou des lieux dans lesquels sont entreposées des armes. J'entends par « criminel » toute personne qui enfreint la loi ; les terroristes, les trafiquants de drogue, d'armes et d'êtres humains ».

Le chef de la sécurité, M. Beshadi, a déclaré que l'armée et les forces de police « luttaient contre les terroristes afin qu'ils ne reviennent plus ».

Mais les habitants d'Al-Mehdiya affirment que les forces de sécurité ont attaqué des maisons prises au hasard, y compris des habitations de gens sans liens avec les groupes armés. IRIN a interrogé cinq familles qui ont déclaré que leurs maisons avaient été injustement visées. Elles ont déclaré que personne ne les a prévenus que leurs maisons allaient être détruites, et que personne ne leur a parlé d'une éventuelle indemnisation.

Marwa* et sa fille de neuf ans ont à peine eu le temps de fuir quand l'armée a attaqué leur maison, située à 100 mètres de celle d'un activiste notoire. La petite fille a été blessée au cours de l'opération : elle a reçu un morceau de projectile dans la joue.

« Les militaires ne m'ont rien dit avant de faire exploser notre maison à la dynamite », a déclaré le mari de Marwa. « Le mandat d'arrêt était au nom de mon voisin. Il a fui avant l'attaque. Une semaine après avoir ciblé ma maison, ils sont revenus pour raser la sienne. »

Une punition collective ?

Dans beaucoup de cas, l'armée ne se trompe pas de cible.

Ansar Bayt al-Maqdis est un groupe djihadiste qui a revendiqué les attaques contre un gazoduc dans le Nord-Sinaï, contre les forces de sécurité dans le Sinaï, contre des « collaborateurs » de l'armée et contre le ministre de l'Intérieur au Caire. À Al-Mehdiya, la maison de Shadi El-Menai, l'un des fondateurs présumés du groupe, a été rasée.

Mais cette maison abritait également tous les membres de sa famille.

« Ici, les hommes ont fui ; ils n'ont même pas dit à leurs femmes où ils s'étaient réfugiés. Personne ne s'occupe plus des plantations », a déclaré une parente de M. El-Menai. « L'armée dit qu'ils sont tous des terroristes. Si vous portez une longue barbe, vous pouvez vous faire tuer juste pour ça. »

Mais le porte-parole de l'armée, M. Ali, insiste sur le fait que les gens de la région soutiennent les opérations militaires. « Nous avons le même objectif. Nous voulons rétablir la sécurité et créer un environnement propice au développement. »

Effectivement, certains habitants, dont Khaled El-Menai, soutiennent que les personnes visées avaient « une mauvaise mentalité » ou « avaient gardé sous silence » la présence d'activistes sur leur territoire.

Khaled vient d'une riche et influente famille de la tribu El-Menai, l'une des plus puissantes du Nord-Sinaï (Shadi El-Menai appartient à la même tribu). Les activistes ont tué son père, Cheikh Khalaf El-Menai, et l'un de ses frères l'année dernière, pour avoir prétendument collaboré avec les autorités. Un autre de ses frères, Suleiman Khalaf El-Menai, aurait aussi été tué par des activistes en octobre.

« Les militaires n'attaquent pas aveuglément », a déclaré à IRIN Khaled El-Menai. « Certes, ils ont commis des erreurs et nous le déplorons tous, mais ils recherchent des criminels, des armes et de la drogue - tout cela finance la propagation de cette mauvaise mentalité. »

Avant les opérations militaires à Al-Mehdiya et Al-Moqata'a, l'armée a demandé aux cheikhs locaux de leur livrer les activistes présents dans la région, a expliqué Khaled. Au lieu de cela, « ils sont rentrés chez eux et ont éteint leurs téléphones... L'armée a estimé que la majorité des gens dans les villages gardaient le silence à propos de ceux - une minorité de terroristes - qui vivent parmi eux. Cela fait aussi d'eux des criminels ».

Son frère Walid a ajouté : « Dans le village d'Al-Mehdiya, il y avait peut-être quatre ou cinq extrémistes et le reste du village s'en fichait. Si la population s'était retournée contre eux dès le début, nous n'en serions pas là aujourd'hui, mais le temps a passé. Ceux qui se sont tus pendant des années devraient être [punis] ».

Une zone tampon ?

En décembre 2012, le gouvernement a interdit - avec la loi 203 - la propriété privée, la location et l'utilisation de presque toutes les terres situées dans un rayon de 5 kilomètres à l'ouest de la frontière, à l'exception de la ville frontalière de Rafah. À l'époque, l'armée a déclaré que le décret visait à aider le gouvernement à affronter les menaces qui pesaient sur la sécurité nationale égyptienne le long de ses frontières orientales.

M. Beshadi affirme que l'objectif actuel des forces armées est de créer une zone déserte d'un kilomètre de large où « il sera plus facile de combattre les terroristes ».

« La sécurité égyptienne est une priorité », a déclaré M. Ali. « Vous ne pouvez pas avoir une maison sur la frontière qui nous empêche de repérer d'éventuelles menaces. » Il a déclaré que les habitants vivant dans un rayon d'un kilomètre de la frontière seraient indemnisés pour la destruction de leurs habitations.

Mais les habitants ont dit que certaines maisons ciblées se trouvaient au-delà du rayon de 5 kilomètres, et bien au-delà du rayon d'un kilomètre. Il semblerait que les militaires aient également visé des maisons huppées au-delà du rayon d'un kilomètre, car ils estimaient que leurs propriétaires s'étaient enrichis illégalement grâce à la contrebande et au trafic d'armes et d'autres marchandises à destination et en provenance de Gaza (Voir l'article d'IRIN sur l'impact des opérations de lutte contre la contrebande sur l'économie du Nord-Sinaï)

Indemnisation

Certaines personnes lésées ont fait appel à des organisations locales de défense des droits de l'homme, mais ont généralement peu d'espoir de voir les autorités reconnaître leurs torts.

« Nous ne pouvons pas demander d'indemnisation », a déclaré un habitant de Rafah dont la maison a été détruite « sans aucune raison ». (Les autorités l'accusaient d'avoir un tunnel de contrebande sous sa maison.)

« Si nous portons plainte », a-t-il ajouté, « qui va juger ? Et qui peut nous aider ? Le gouvernement peut court-circuiter les organisations de défense des droits de l'homme ».

Début octobre, le ministre de la Défense qui dirige de fait l'Égypte, Abdel Fattah Al-Sissi, a remercié les habitants du Sinaï pour leur « patriotisme » et a présenté des excuses : « Nous avons mené des opérations susceptibles de leur causer des désagréments et nous promettons d'indemniser les personnes dont les terrains et les bâtiments sont [endommagés] ou détruits ».

*nom d'emprunt

sa/ha/rz/oa-fc/amz

Pour en savoir plus, consultez les articles de la série IRIN intitulée Le Sinaï : Une région condamnée à souffrir ?



This article was produced by IRIN News while it was part of the United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs. Please send queries on copyright or liability to the UN. For more information: https://shop.un.org/rights-permissions

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