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Les balbutiements de la justice transitionnelle en Syrie

Aida, 32, reacts as she recovers from severe injuries. She has lost her husband and two children after the Syrian Army shelled her house in Idlib, north Syria Freedomhouse2/Flickr
Les deux camps du conflit syrien sont accusés de crimes de guerre

Lorsque Mohamed* a commencé à militer pour la défense des droits de l’homme en Syrie, il pensait que la meilleure façon d’établir l’existence d’un crime était de se rendre sur les lieux avec un téléphone portable et de publier une vidéo tremblotante sur YouTube.

Il y a quelques mois, il s’est cependant retrouvé dans un hôtel de luxe d’Istanbul, où de célèbres spécialistes du domaine lui ont enseigné les principes fondamentaux du droit international. Il a ainsi appris à relever des coordonnées GPS et interroger des témoins.

Cet évènement a été organisé dans le cadre d’une campagne visant à collecter, de manière systématique et scientifique, des preuves des éventuels crimes de guerre commis en Syrie, afin de pouvoir poursuivre en justice les auteurs présumés. Selon les initiateurs de ces efforts, c’est la première fois qu’une telle campagne est menée en plein milieu d’un conflit.

Or, alors que les enquêteurs tentent, dans un contexte extrêmement difficile, de préparer le terrain pour la redevabilité et la justice transitionnelle en Syrie, les experts les mettent déjà en garde contre les écueils rencontrés en Irak, au Rwanda et après d’autres conflits.

Plusieurs initiatives — dont la Commission d’enquête indépendante internationale des Nations Unies sur les violations des droits de l’homme en Syrie et le Centre de documentation des violations en Syrie — tentent de collecter des informations sur les évènements pour pouvoir les utiliser lors d’éventuelles actions en justice. Leurs initiateurs sont cependant confrontés à des difficultés sans précédent.

« Il est extrêmement difficile de faire cela en plein cœur d’un conflit », a dit Karen Koning AbuZayd, membre de la Commission d’enquête. « C’est une première pour nous tous », a-t-elle dit à IRIN.

L’une des difficultés réside dans l’accès. Le gouvernement syrien a ainsi refusé à la Commission d’enquête l’entrée dans le pays. Les rapports de cette dernière dépendent donc principalement des entretiens menés avec des Syriens réfugiés dans les pays voisins et d’informations glanées de sources diverses sur le terrain, notamment auprès de la Syria Commission for Justice and Accountability (Commission syrienne pour la justice et la redevabilité, SCJA).

Organisation à but non lucratif établie à La Haye, mais opérant principalement à Istanbul, la SCJA a récemment commencé à former des militants syriens à mener des enquêtes de manière plus professionnelle. La SCJA a initialement été financée par le gouvernement britannique, mais cherche des sources de financement plus diversifiées et durables.

La SCJA est dirigée par un enquêteur canadien qui a travaillé pour la Cour pénale internationale et les systèmes de justice transitionnelle en Yougoslavie, en Irak et au Rwanda. La commission a aidé Mohamed et d’autres militants à quitter la Syrie pour des formations de cinq à dix jours abordant, entre autres, ce qu’est la responsabilité pénale individuelle au regard du droit et comment déterminer la distance à laquelle une roquette a été lancée en fonction de la taille du cratère. Les participants ont ensuite été renvoyés en Syrie, équipés de trousses d’enquête, afin de recueillir des preuves.

Les enquêteurs tentent également d’obtenir des documents permettant de reconstituer la chaîne de commandement militaire, d’interroger des soldats du régime faits prisonniers par l’Armée syrienne libre (ASL) et de faire sortir clandestinement ces informations du pays.

« Nous préparons le terrain. Nous collectons des preuves afin de constituer des dossiers sur la base desquels nous pourrons ensuite engager des poursuites », a dit Hassan Alaswad, ancien avocat indépendant en Syrie et actuel président de la SCJA à Istanbul.

« Les procédures pénales sont longues et complexes et la population finit par se désintéresser », a ajouté le mentor canadien de la Commission, qui a demandé à garder l’anonymat pour préserver sa sécurité lorsqu’il se trouve en Syrie. « Nous devons être prêts à nous mettre immédiatement et rapidement au travail dès que des procès équitables pourront être organisés en Syrie. »

Les activités des enquêteurs peuvent toutefois être risquées.

Il est arrivé à Mohamed de se rendre dans les bureaux des services de renseignement militaires syriens pour essayer de reconstituer le système hiérarchique de l’armée. Il prévoyait d’entrer avec une fausse carte d’identité, en prétendant avoir été envoyé par un autre organe de sécurité de l’État, et de ressortir rapidement.

Or, l’ASL a attaqué le bâtiment alors qu’il se trouvait à l’intérieur. Il a donc dû passer trois pénibles jours à essayer de dissimuler sa véritable identité.

« C’est un travail difficile et dangereux », a-t-il dit à IRIN. « Mais c’est dans l’intérêt de la population syrienne qu’il soit mené avant la chute du régime et non après ».

D’autres doutent cependant que le moment soit bien choisi. Ils craignent que la peur d’être traduits en justice dissuade le président syrien Bachar Al-Assad et d’autres de signer un accord de paix.

« Nous ne voulons pas entraver le processus politique », a dit un défenseur des droits de l’homme.

L’ambition de la SCJA va cependant plus loin que quelques procès. La Commission vise à donner à la Syrie les moyens d’enquêter sur les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Le futur gouvernement pourrait ensuite créer une unité spécialisée chargée d’enquêter sur les crimes de guerre intégrant ces capacités.

« En définitive, les décisions sont prises par les Syriens et seront prises, à l’avenir, par les autorités compétentes », a dit le mentor de la SCJA à IRIN. « Nous allons constituer un dossier, mais ce n’est pas nous qui allons décider de l’utiliser ou non. »

Le président de la Commission, M. Alaswad a dit qu’il ne voulait pas laisser les Nations Unies ou un quelconque autre organe international se charger de ce travail.

« À terme, nous voulons des procès locaux », a-t-il dit à IRIN. « Nous ne voulons pas d’une amnistie. Nous ne voulons pas que notre base de données soit politisée. Nous voulons notre propre base de données. »

Selon les observateurs, les décisions concernant la suite du processus pourraient faire l’objet d’une lutte acharnée. Le Centre international pour la justice transitionnelle (ICTJ) a entamé des discussions avec plusieurs groupes syriens et leur a demandé d’instaurer un dialogue consultatif aussi ouvert que possible avant la création d’un système provisoire d’administration de la justice.

Un processus imparfait ?

L’initiative semble déjà tomber dans les mêmes travers que d’autres tentatives de justice transitionnelle.

La SCJA se présente comme apolitique, exempte de toute affinité religieuse ou communautaire et uniquement motivée par les droits syrien et international.

« Nous devons être prêts à nous mettre immédiatement et rapidement au travail dès que des procès équitables pourront être organisés en Syrie »

La Commission admet cependant qu’elle considère l’ASL comme un « partenaire » de poids dans les enquêtes sur les éventuels crimes de guerre commis par les forces gouvernementales. Les enquêteurs conduisent généralement leurs recherches depuis des zones se trouvant sous le contrôle de l’ASL et les combattants rebelles assurent leur sécurité physique, leur fournissent un soutien logistique et leur donnent accès aux prisonniers et aux documents saisis. À l’inverse, selon le mentor de la SCJA, la plupart des enquêtes relatives à d’éventuels crimes de guerre commis par l’ASL se basent sur l’analyse de vidéos publiées sur YouTube.

Certains trouvent cela inquiétant.

« On ne peut pas établir les bases d’un État de droit lorsque l’on absout pratiquement un camp », a dit Claudio Cordone, directeur du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord de l’ICTJ. M. Cordone a aidé plusieurs pays de la région dans leur transition post-conflit. Selon lui, la Syrie pourrait tirer des leçons de l’expérience de ses voisins.

En Libye, il est toutefois difficile de critiquer d’anciens rebelles qui ont participé à faire renverser Mouammar Kadhafi et qui ont depuis été accusés de crimes très graves, a mis en garde M. Cordone. En Irak, la campagne de débaathification qui a suivi la chute du président Saddam Hussein a « entraîné bien plus de dommages que prévu », a-t-il ajouté.

Mohamed, l’enquêteur, dit que son intention est « d’obliger les criminels à rendre des comptes et de s’assurer que tout le monde puisse faire valoir ses droits ». Il est d’ailleurs persuadé que l’ASL a le même objectif.

Mohamed reconnaît que les rebelles ont eux aussi commis des crimes et se dit prêt à enquêter sur eux, mais il insiste pour dire que « les crimes de l’ASL sont mineurs comparés à ceux commis par le régime ». (Les défenseurs internationaux des droits de l’homme ont accusé d’exactions les forces du gouvernement tout comme celles de l’opposition, mais ils précisent qu’une plus grande part de responsabilité revient au gouvernement, qui dispose d’une puissance de feu supérieure et contrôle une plus grande partie du territoire.)

Le mentor de la SCJA est également conscient du risque d’appliquer la justice du vainqueur. Il a en effet vu d’autres processus de justice transitionnelle perdre toute légitimité pour cette raison. Selon lui, le Tribunal pénal international pour le Rwanda n’a pas seulement perdu en crédibilité pour n’avoir poursuivi que des Hutus, mais il n’a pas non plus réussi à aider la société rwandaise à passer à autre chose. (Si les membres du groupe ethnique hutu étaient effectivement responsables de l’essentiel du génocide rwandais, des extrémistes tutsi ont également commis des meurtres.) Le mentor maintient que la SCJA est un « outil de justice transitionnelle » et non de punition ou de vengeance.

« Nos enquêteurs comprennent bien la théorie. Mais en pratique, il faut parfois les rappeler à l’ordre. Il faut leur rappeler qu’ils n’appartiennent pas à l’un ou l’autre des deux camps. »

Or, il ne faut pas oublier que leur sécurité physique est en jeu.

« C’est comme marcher dans un champ de mines », a dit Mohammad Al-Abdallah, un jeune exilé syrien, ancien militant pour les droits de l’homme, incarcéré à deux reprises dans son pays avant le conflit. « Si vous critiquez les rebelles [...] vous pourriez vous faire assassiner. Ils commencent à vous attaquer et vous accuser de travailler pour le gouvernement. Mais si vous ignorez [leurs crimes], vous êtes soumis à la pression morale. C’est une mission très difficile. »

Des preuves abondantes

M. Al-Abdallah dirige désormais une nouvelle initiative financée par les États-Unis, appelée le Syrian Justice and Accountability Centre (Centre syrien de justice et de redevabilité, SJAC). Son objectif est de centraliser toutes les informations relatives aux violations des droits de l’homme et aux crimes de guerre potentiels. Cela constitue une étape importante dans la préservation et l’inventaire de la pléthore d’informations qui deviennent accessibles.

De nombreuses vidéos apportant des preuves abondantes sont publiées sur YouTube. Cependant, selon M. Cordone, du Centre international pour la justice transitionnelle, ces vidéos manquent souvent de données cruciales, comme la date, le lieu et le nom de leur auteur.

Selon le mentor de la SCJA, l’ASL détruit par ailleurs souvent des preuves potentielles sans le savoir en incendiant les postes de police dont elle s’empare, sans se saisir au préalable des éventuels documents officiels d’intérêt qui pourraient s’y trouver. (La SCJA tente de sensibiliser les rebelles de l’ASL à cette problématique.)

Le SJAC prévoit de créer une base de données rassemblant les informations recueillies par différents groupes.

« Les informations sont éparpillées partout sur Internet. Il n’y a aucune coordination », a dit M. Al-Abdallah à IRIN. « Nous allons jouer ce rôle. »

Le centre fait également un inventaire des morts qui pourra être utilisé pour toute indemnité individuelle ou collective.

L’un des objectifs principaux du centre est que « la nation garde en mémoire ce qui s’est passé afin d’éviter que cela ne se reproduise » et de sensibiliser la population au concept de justice transitionnelle, a dit M. Al-Abdallah à IRIN.

« Lorsque l’on parle de réconciliation, les Syriens se mettent sur la défensive. Ils associent la réconciliation à l’amnistie : “Il ne se passe rien. Ils sont amnistiés et on passe à autre chose” », a dit M. Al-Abdallah. « Il est important d’éduquer la population dès le début, avant la chute du régime. »

*noms d’emprunt

ha/cb-ld/amz
 


This article was produced by IRIN News while it was part of the United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs. Please send queries on copyright or liability to the UN. For more information: https://shop.un.org/rights-permissions

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